
Miguel Espinoza
Département de Philosophie, Université de Strasbourg, France
Biographie (relative à René Thom)
Fondateur du Cercle de Philosophie de la Nature
Directeur de la revue Scripta Philosophiæ Naturalis
Le 15 juin 1978 la couverture du New York Review of Books affichait une étude critique de Martin Gardner, «What is 'Catastrophe Theory'?». Étant donné mon aversion pour les mots spectaculaires qui souvent font beaucoup d’effet sans être de grande portée, je n’ai pas commencé par la lecture de cet article. Mais arrivé à ce compte rendu j’ai vu, depuis le tout début, qu’il était question de quelques problèmes éminents pour la philosophie de la nature : la relation entre le quantitatif et le qualitatif (les qualités premières et les qualités secondes), la relation entre le continu et le discontinu et sa modélisation mathématique en vue de reproduire et d’expliquer, dynamiquement, les fonctionnements des réalités représentées. Suite à ce premier aperçu de l’œuvre de René Thom j’ai étudié ses livres et lu plusieurs de ses articles et entrevues.
Jusqu’aux années 1970 mon horizon en philosophie des sciences était celui du positivisme logique et il m’a semblé que l’œuvre thomienne contribuait à satisfaire un besoin laissé inassouvi par celui-ci. Ainsi, à côté de l’exigence de clarté dans la signification et de rigueur dans la preuve, typiques du néopositivisme, j’ai compris que R. Thom signifiait un renouveau de l’audace métaphysique des Anciens consistant à penser directement les entités et les processus naturels, conséquence bienheureuse du fait que, contrairement aux modernes, ils n’avaient pas coupé l’esprit humain de la nature. La méditation récupérait alors son statut de philosophie de la nature, réflexion qui était devenue, dans l’esprit néopositiviste, une épistémologie sceptique comme toute pensée dominée par la logique et l’expérimentalisme.
Installé en France au début des années 1980, j’ai commencé à me familiariser rapidement avec la séculaire et glorieuse tradition de ce pays en philosophie des sciences. J’ai fait quelques rencontres intellectuelles qui ont été utiles pour l’épanouissement d’un certain nombre de mes d’intuitions. Ainsi j’ai fait la connaissance de Jean Largeault qui, à cette époque, effectuait également une évolution de la logique et de l’épistémologie vers la philosophie de la nature. Il s’intéressait en particulier à la compréhension et à la mise en perspective de la pensée thomienne. Cette rencontre m’a permis d’aller plus vite et plus loin dans la saisie de la signification et de la place de l’œuvre de R. Thom dans la philosophie contemporaine. Peu après j’ai connu Claude Bruter. Sa conception du pouvoir des mathématiques et en particulier de la géométrie pour la compréhension des strates naturelles, du physique au psychique et au social, est proche de celle de R. Thom. Ses textes ont un caractère pédagogique appréciable pour comprendre aussi bien ses propres idées que celles de R. Thom.
R. Thom et moi nous nous sommes vus lors de quelques congrès à plusieurs reprises et en 1993-1994 il m’a fait l’honneur de participer au Séminaire de Science et Métaphysique que j’organisais chaque année à l’Université de Strasbourg. Nous avons vécu deux jours de conversations en tête-à-tête : j’avais devant moi un vrai penseur — événement rare. Nous appartenions à des générations différentes ; notre formation intellectuelle et culturelle était, elle aussi, différente. Pourtant l’aisance de la communication et la sympathie mutuelle dans des cas comme celui-ci mettent en lumière ce phénomène suprêmement réaliste (réaliste au sens métaphysique du terme) qu’est le partage de quelques intuitions fondamentales. Je ne suis pas un spécialiste de R. Thom, mais attendu que depuis l’article de M. Gardner je relis les écrits du géomètre, ses méditations, comme celles de tous les penseurs classiques qui m’ont inspiré, doivent faire partie de mon inconscient. Il n’est pas exclu qu’au moment de penser je manifeste quelques réflexes thomiens.
Ecrits autour de René Thom par Miguel Espinoza
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